• Qu'est-ce que la culture ?

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    Qu’est ce que la culture ?

    La culture est le processus de construction intellectuelle et morale de l’être humain qui permet à celui-ci l’approfondissement en lui de la nature humaine. On n’atteint à la pleine humanité que quand on s’est cultivé. La comparaison s’impose avec la culture des plantes, qui permet d’obtenir de beaux sujets aptes à grandir et s’épanouir pleinement. Continuatrice de la paideia des Grecs et de la cultura animi des Romains, la culture est une pédagogie de l’âme qui non seulement instruit mais encore forme le jugement et la sensibilité. La culture emporte l’idée de la formation du savoir, de l’élévation de l’esprit, de son ouverture au monde, du soin de l’âme.

    La culture est l’action par laquelle un individu acquiert une formation intellectuelle, esthétique et morale. La culture, c’est aussi le contenu de cette formation, c’est-à-dire la solidité intellectuelle, le discernement artistique et la noblesse de l’esprit de l’individu pleinement cultivé. La culture, c’est enfin l’ensemble des productions d’une civilisation dans le triple domaine intellectuel, artistique et éthique, précieux capital sur lequel repose la possibilité des individus d’enrichir et d’élever leur esprit, leur possibilité de se cultiver.

    Telle est la culture, et force est de dire qu’elle se trouve en danger de mort dans les sociétés occidentales actuelles, car sa transmission y est depuis quelques décennies très largement paralysée et même rejetée. Stigmatisée du nom de culture « bourgeoise » par le sociologisme marxisant de Pierre Bourdieu et le gauchisme de mai 1968 qui ont voulu n’y voir qu’un instrument d’oppression sociale, la culture est tout autant méprisée et détestée par la droite moderniste au prétexte qu’elle serait poussiéreuse, obsolète, et donc inutile voire nuisible pour des esprits que doit seul guider le projet d’un accomplissement technique, économique et financier. L’idéologie de la gauche égalitariste et l’idéologie purement matérialiste de la droite technocratique et affairiste aboutissent au même rejet de la culture. L’action conjuguée de ces deux idéologies a eu pour résultat de chasser très largement de l’école, voire de l’université, la transmission du savoir. Celle-ci a été brisée par les doctrines pédagogistes, qui refusent le rôle classique du maître enseignant à l’élève le savoir dont il est porteur, et affirment contre l’évidence que l’élève doit être le seul maître de sa propre formation, et que dès lors il s’agit simplement de l’accompagner afin de lui permettre de déterminer sa propre façon d’apprendre à apprendre. N’étant en réalité que l’instrument de l’idéologie égalitariste qui exige le même parcours scolaire pour tous – tous bacheliers ! tous licenciés ! -, ce sophisme a largement détruit l’apprentissage scolaire, et en conséquence la promotion sociale par l’école. Fuyant la réalité de l’inégalité des enfants devant l’apprentissage des savoirs et des modes de pensée et d’expression nécessaires à la culture, l’idéologie égalitariste a fait largement triompher son programme d’uniformisation des cursus et des résultats scolaires. Pour parvenir à ce résultat, l’école a dû largement cesser d’enseigner, de sorte que nul, ou presque, n’en sort plus réellement cultivé.

    Du fait de cette destruction des mécanismes de transmission de la culture de génération en génération, l’élite très cultivée ne se renouvelle plus, si bien qu’elle est en voie d’extinction, cependant que l’ensemble de la population se trouve maintenue en marge de la culture par la drogue du divertissement visuel et sonore. Car la masse de nos contemporains s’est détournée tout naturellement de la culture, dans la mesure où elle a cessé de lire sinon pour des motifs utilitaires, et où elle ne cherche plus sa distraction que dans le divertissement de masse que lui fournit ad libitum la technique moderne. Et le phénomène concerne d’ailleurs au premier chef les enfants et adolescents, rendant encore plus difficile et ingrate la tâche de ceux parmi les enseignants qui s’obstinent malgré tout à essayer de continuer à enseigner, à transmettre un savoir et des méthodes de raisonnement. Alors que la société n’a cessé de prolonger la durée des études de ses enfants, le divertissement de masse visuel et sonore a constitué une anti-école, rendant une grande partie de la population scolaire inapte à l’apprentissage par le livre, la pensée logique, le discours construit, sans lequel aucune culture n’est possible.

    Comme je l’avais démontré dans Culture et contre-cultures, et comme Renaud Camus l’a récemment redémontré sans jamais me citer dans La grande déculturation, l’inculture règne souverainement sur les sociétés occidentales actuelles. La culture, du fait de sa dimension aristocratique et des efforts que requiert son acquisition, n’est plus du tout un modèle socialement valorisé. La plupart de nos contemporains sont devenus incapables de se distraire en lisant de beaux textes, ils ne sont plus guère aptes à le faire qu’au moyen des images produites par la technique : télévision, vidéo, etc. Cela concerne presque toute la société, y compris les prétendues élites constituant les classes dirigeantes. Généralement incultes, les puissants de l’argent et du pouvoir n’éprouvent le plus souvent pour la culture qu’indifférence et mépris. Nos gouvernants ne lisent presque plus les grands auteurs, et il n’y a plus de bibliothèque dans les demeures luxueuses et dans les yachts somptueux des nouvelles générations de milliardaires.

    Pour autant, le fait que bon nombre de grands financiers, hommes d’affaires et autres personnalités en vue soient incultes n’est en soi ni grave ni nouveau. L’inculture d’individus d’origine modeste ayant constitué en peu d’années une immense fortune est une constante de l’histoire. Autrefois, la civilisation n’en souffrait pas, car les nouveaux riches du passé étaient guidés par des modèles sociaux supérieurs, dont les choix artistiques raffinés leur servaient de référence et de modèle. Sous l’Ancien Régime, pour imiter la royauté et la haute aristocratie, les enrichis de frais achetaient tout naturellement des chefs-d’œuvre de Largillière, Watteau, Nattier, Boucher, Fragonard, etc. Le snobisme fonctionnait de matière positive : l’art et la civilisation bénéficiaient grandement de l’argent répandu par les snobs qui voulaient imiter les grands seigneurs. Au contraire, aujourd’hui, un milliardaire issu du peuple est privé de l’appui de tels modèles supérieurs et donc livré à lui-même, ou – ce qui est pire – aux avis de conseillers en collection. Si bien qu’il est en grand danger de tomber dans le piège de la vaste mystification connue sous le nom si impropre d’art contemporain. En croyant de bonne foi que c’est de l’art, le milliardaire sans culture achète très cher des choses sans aucun caractère artistique et sans aucun intérêt. Il est très heureux et très fier de lui, s’imaginant sincèrement être un immense collectionneur au goût très sûr et l’un des plus grand mécène de notre temps. Et ce modèle fait école dans une grande partie du monde de l’argent, où l’inculture est devenue la norme. Tournant le dos aux objets anciens, les golden boys affirment leur réussite sociale en achetant les impostures du prétendu art contemporain et sont très fiers de pouvoir accrocher une sérigraphie signée Warhol dans leur salon. Les choix des milliardaires incultes se répercutent dans la société, où ils engendrent un néant artistique. Le snobisme fonctionne désormais sur un mode négatif, au détriment de l’art et de la civilisation. C’est que notre époque ne possède plus, pour guider ses nouveaux riches, de modèle social supérieur hautement cultivé, associant l’indispensable argent à un goût et à une connaissance de l’art, de l’histoire, de la littérature.

    Ce qui est nouveau et grave aujourd’hui, c’est que l’ensemble des classes supérieures soit en règle générale inculte, baignant dans la plus satisfaite ignorance de tout ce qui n’est pas un savoir technique permettant de gagner de l’argent. Le phénomène est aujourd’hui spectaculaire, mais ses origines sont relativement anciennes. Déjà, en 1940, Marc Bloch observait dans L’étrange défaite que la fin du statut de rentiers des membres des classes supérieures, désormais contraints de « peiner durement à leur bureau », leur avait ôté « le goût des études sérieuses ». Cela leur a aussi ôté le désir, et même la possibilité, d’acquérir une culture et de former leur goût artistique. Avec la fin des rentes du capital, les très riches doivent travailler beaucoup pour le devenir et pour le rester. Même les milliardaires doivent travailler. Les membres des classes supérieures ne peuvent généralement plus consacrer leur temps à la culture. En dehors de leurs affaires, la plupart ne lisent pratiquement plus. Toute leur énergie mentale est mangée, ce qui fait d’eux des incultes satisfaits et triomphants.

    C’est très logiquement, donc, qu’a été prise la décision de chasser la culture des concours de la fonction publique. L’égalitarisme obsessionnel qui nous gouverne depuis plusieurs décennies, indifféremment de la couleur politique des gouvernements, juge aujourd’hui discriminatoire d’exiger des candidats à la fonction publique des connaissances en matière d’histoire et de civilisation. Pour faire avaler la pilule, on a jeté au public en pâture quelques exemples effectivement risibles de dérives de certains jurys dans la manière de concevoir la culture. Mais, en bannissant purement et simplement la culture des concours au prétexte de quelques fautes de jugement qu’il eût été aisé de prévenir par une simple circulaire, on jette le bébé avec l’eau du bain. On immole la culture à l’hystérie égalitariste, et on prépare ainsi le sabordage de la France. Car la culture repose sur la mémoire ; et la mémoire d’une civilisation, c’est son histoire. On aurait pu espérer que la droite serait enfin attentive à la transmission de la culture. Mais, plus que jamais, la droite ne s’intéresse qu’à la seule économie. Celle-ci est indispensable, mais la culture aussi. Or le président de la République n’en a aucunement conscience, lui qui méprise La princesse de Clèves, laquelle a tout de même reçu ses lettres de modernité pour avoir inspiré un film à Cocteau. Mais, même Cocteau, quelle ringardise ! C’est oublier qu’aucun groupe humain ne peut survivre durablement à la répudiation de son histoire et de sa civilisation. Aucun groupe humain ne peut faire durablement le choix d’un tel rejet de la culture.

    Plus que jamais, nous avons besoin de la culture, qui nous apporte tout le sens dont était riche le monde ancien et qui a si largement disparu du monde actuel. La culture permet de jeter un regard lucide sur tout ce qui est négatif dans le monde présent, et d’en faire abstraction pour retrouver grâce à un contact direct avec les grands créateurs du passé l’accès à la pleine humanité dans le monde des livres et de l’art. Ainsi que l’observait si lucidement le grand économiste Jean Fourastié dans Faillite de l’université ?, la culture, héritage du passé, est l’expression savante des « valeurs qui ont fait durer l’humanité », des valeurs du très long terme.

    Dans De la démocratie en Amérique, Tocqueville avait montré que, dans les sociétés démocratiques, la capacité de penser de manière vraiment libre se trouve gravement menacée par « la pression immense de l’esprit de tous sur l’intelligence de chacun ». Or la culture est un merveilleux antidote contre cette dictature invisible exercée par la masse sur l’individu. Renouer avec la tradition quasi perdue de la cultura animi, de la culture par chacun de son esprit et de son âme, est la plus authentique démarche de liberté qui puisse se concevoir. C’est la manière la plus efficace d’échapper au despotisme feutré mais bien réel de l’opinion qui caractérise au plus haut point les sociétés occidentales.

    * Professeur à l’Université de Paris II, Jean-Louis Harouel est notamment auteur de Culture et contre-cultures (PUF) et de La grande falsification. L’art contemporain (J.-C. Godefroy).

    Source : Veille Education